La négrière indiqua le chemin à prendre pour se rendre à l'échoppe. Zoé tourna alors les talons et pris cette direction sans plus attendre. Elle sentait la piste se resserrer et elle n'avait plus un instant à perdre avant que ce précieux artefact qui l'avait déjà fait tant courir ne lui échappe encore une fois entre les doigts.

Zoé marchait seul sur une fine couche de boue noir, mélange d’excrément, de sang et de larme, recouvrant l'asphalte de la place de l'étoile. L'endroit puait la mort et résonnait des lamentations de centaines d'esclave. Malgré la forte densité de population, ce n'était pas la vie qui symbolisait le mieux l'Arc de triomphe. C'était un lieu qui aurait beaucoup plus à Zoé si il n'y avait pas un aspect que même Zoé trouvait malsain. Et puis cette crasse, toute cette crasse ! Evidemment, elle était, en quelque sorte, dans son élément, les gens qui l'entouraient avait le même goût qu'elle pour le vice et autant de respect pour l’existence d'autrui, pourtant il y avait un cruel manque d'élégance et de raffinement. Certes, Zoé n'était de loin pas la plus distinguée des Malebranches, mais à côtés des négriers, elle faisait figure d'aristocrate. Du moins, c'est ce qu'elle pensait, car elle oubliait que son périple jusqu'ici l'avait déjà bien marquée : son visage était bien enflé et elle était couverte de sang de mutant, de cendre et de poussière.

Elle arriva devant l'échoppe. C'était un cabanon en taule et en bois collé à une parois du monument historique. Il semblait là depuis longtemps déjà, mais toujours aussi branlant. C'était sans doute sa petite taille qui faisait qu'il ne s'effondrait pas à chaque coup de vent. C'était aussi sa petite taille qui fit douter Zoé de la véracité de son information. Elle fut prise d'un doute : et si elle avait été envoyé vers les latrines communes pour une mauvaise plaisanterie ? Là c'est sur, la goule, son esclave et même la négrière avec eux le paieraient extrêmement cher. Elle se décida enfin à entrer au lieu de faire des suppositions. Quelle surprise ce fut quand elle s'aperçue que ce qu'elle prenait pour des toilettes sèches n'était en fait que le parvis de la boutique et qu'un trou béant dans le mur s'ouvrait sur un bazar de raretés !

A l'intérieur, c'était un paradis d'étrangeté insolite. Finalement, le magasin était plutôt grand, cependant s'y déplacer était très difficile. Il y avait un bric-à-brac d'objets uniques et sans doute très rare disposés aussi bien sur des étagères qu'accrochés aux murs ou au plafond ou encore jonchant juste le sol et déjà piétinés plusieurs fois. Zoé s'avança lentement vers le comptoir au fond de la pièce. Elle avait le regard partout. Elle ressemblait à une enfant impressionnée et fascinée par tant de curiosités. Cela ne manqua pas : elle marcha bien évidemment sur un petit objet mécanique qui s'écrasa dans un craquement de métal et de plastique avant de rendre l’âme dans un grincement qui projeta un petit ressort à travers la pièce à une vitesse phénoménale brisant plusieurs verreries.

Un peu gênée et tout à fait admirative, elle s'accouda en face du brocanteur et lui dit avec beaucoup de respect :

- C'est un beau bazar que vous avez là. Il est ... elle hésita un instant ... merveilleux ! On pourrait y passer tout une vie et avoir encore quelque chose à y découvrir dans la suivante.

L'homme en face d'elle était dubitatif.

- Je suis sincère, assura-t-elle; et elle l'était.

Elle ne dit plus rien pendant quelques minutes, trop occupée à tourner la tête sans tous les sens. Elle visita encore le magasin, avec plus d'attention cette fois, puis demanda :

- Je cherche un objet en particulier. C'est une lame sculpté dans un os et gravés de caractères ésotériques. Un homme avec un bonnet sur les yeux a du vous l'apporter hier ou avant-hier.

Zoé s'empara de l'arme maquisarde pour la contempler de plus près. L'objet fit remonter de douloureux souvenirs en elle. C'était un outil qui servait à son peuple natal à cueillir la fameuse goulifia dont les spores, une fois libérés, permettait la goulification végétale. Elle n'avait jamais véritablement apprécié les cérémonies qui étaient faites pour ce procédé et la dernière lui avait laissé un gout amer. Ce n'était pas très agréable de ressasser cet épisode malheureux et surtout contre-productif. Fière de sa nouvelle identité de Malebranche, Zoé reposa le couteau et réexpédia son passé dans les tréfonds de sa mémoire sans ajouter de commentaire.

- Je comprends, relança-t-elle en continuant à explorer le bazar et à ratisser du regard les merveilles qui l'entouraient. Vous devez gardez la confidentialité de vos acheteurs. Cependant, si cela ne vous gène pas, j'aimerais en apprendre plus sur cette lame. Voyez-vous, je la cherche car elle a appartenu longtemps à ma famille et elle a malheureusement disparu avant que je n'ai le temps de la voir. J’apprécierais beaucoup que vous m'en parliez un peu. Ceci m'aiderait probablement à en faire le deuil. A quoi ressemble-t-elle ? Quelles sensations a-t-on lorsqu'on l'a entre les mains ? Quelle valeur lui donneriez-vous ? A quoi peut-elle bien servir ?

Les questions se bousculaient dans la tête de Zoé, mais elle fit l'effort de refréner sa langue, de peur de noyer son interlocuteur sous les points d'interrogations. Elle réfléchit posément avant de reprendre :

- Certes vous ne pouvez pas me donner le nom de votre acheteur, et je respect absolument cela, mais peut être parviendrez-vous à satisfaire ma curiosité si nous discutions un peu.

Zoé adressa au minuscule personnage un sourire complice pour lui faire comprendre qu'il pourrais en parler sans en parler, en se servant de sous-entendus et d'insinuations.

- J'admire vraiment votre échoppe et vous devez avoir une anecdote a raconter sur chaque objet, c'est passionnant, ajouta-t-elle pour s'attirer sa sympathie et le convaincre d'agir ainsi.

Ces mots faisaient penser à de la banale et grossière flatterie, il n'en était rien. La voix de Zoé était captivée et presque naïve, ce qui donnant de l'authenticité à tout ses dires. Le regard empli de détermination, elle était sincère.

Son petit manège avait fonctionné, Zoé était fière d'elle. Le petit marchand n'avait peut être pas révélé tout ce qu'il savait, mais c'était sans importance. Ce Louis-Marie devenait maintenant la cible prioritaire de Zoé et le Prince, que semblait connaitre le revendeur, finirait forcement par refaire surface pour goutter aux feu de Grégeois. Ce qui était déjà plus inquiétant était de savoir que le vol avait été prémédité. Qui était ce dingue pour connaitre une relique oubliée même des Malebranches. Cette histoire de magie obscure prenait une tournure inattendue.

"Quiconque l'empoigne entend aussitôt l'appel du démon."

Cette phrase gravée sur le plat de la lame dans une langue perdue résonna dans la tête de Zoé. Si le commanditaire voulait se servir de la Lame au cours d'une fête, celle-ci promettait d'être sanglante, car aucun mortel ne peut en garder le contrôle et Zoé n'aurait manquée ça pour rien au monde. Voire enfin le pouvoir d'Abaddon s'exprimer la faisait frémir d'impatience, pourtant il ne fallait pas que ce soit un autre qu'elle qui parvienne à déchaîner le pouvoir destructeur de l’abîme elle-même. Cette tache lui était dévolue à elle seule, élue de la légende cosmogonique du monde post-apocalyptique :

"Depuis que la terre est cendre, durant la chute des grandes cités, à l'époque où aucun être vivant n'était plus capable du moindre espoir, la Lame naquit. C'est dans l'heure la plus sombre du monde qu'elle fut sculptée à partir d'un os aussi résistant et tranchant que l'acier. Elle fut crée par le feu d'Abaddon lui-même, seigneur de l'apocalypse. Un feu vengeur s'abattu sur les mortelles voulant égaler sa puissance. Il déchaîna une telle colère que le monde fut détruit, mais le démon, dont chaque battement de cœur équivalait à une explosion nucléaire, ne put anéantir totalement la race des hommes. Il fut confronté à sa propre force de la main humaine avant la fin de son oeuvre et abandonna, laissant à sa place un monolithe chargé de sa puissance dévastatrice et une Lame emprunte de son esprit de ténèbres et de haine. Durant les temps que connue l'humanité, la Lame passa entre de nombreuses mains, mais toujours apportait l’abîme et la destruction sur son passage. Quiconque l'empoigne entend aussitôt l'appel du démon."

- Vous avez parlé d'autres objets de pouvoir comme la lame. C'est vrai ça ? Il existe d'autre chose ?

A ces mots, Zoé s'extirpa de ses pensées. Malgré tout le bien qu'elle avait pu penser du commerçant jusque là, il dévoilait finalement ça vrai nature. C'était un homme après tout, comme tous les autres, il était corrompu et vil. Zoé ne prit pas la peine de lui répondre. Elle pris la direction de la sortie, puis s’arrêta devant le couteau maquisard toujours là. Elle le saisit et le brisa en deux sur son genou avant de le jeter nonchalamment par dessus son épaule.

-Nous nous reverrons certainement, kobold ... annonça-t-elle avant de quitter l’échoppe.